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mardi 9 juin 2015

Au pays du Kâma Sûtra, la femme mal aimée

Par Leslie Picardat
Jeune femme sur une table basse observant les ébats d’un couple de pigeons. Rajasthan. XIX ème siècle. Peinture sur papier, présentée dans le cadre de l'exposition "Kâma Sûtra, spiritualité et érotisme dans l'art indien" à la Pinacothèque, Paris. © Photo: Pinacothèque de Paris

Partant d'une exposition récente consacrée au Kâma Sûtra et de l'oeuvre contemporaine d'Atul Dodiya : focus sur les drames de la condition féminine en Inde. Du fantasme aux réalités plus douloureuses qui les frappent, ces femmes, victimes du poids des traditions et de la domination d’un système patriarcal assassin, n’ont pas dit leur dernier mot.

La sagesse du Kâma Sûtra... 
Cernée d’images sensuelles, véhiculées depuis la plus haute Antiquité jusqu’en Occident, la femme indienne est, à nos yeux, la déesse protectrice, symbole de fertilité, dont on admire au Musée Guimet la statuaire généreuse. On la découvre incarnation et enjeu sublime du Kâma Sûtra dans l’exposition récente de la Pinacothèque à Paris, « Kâma Sûtra, spiritualité et érotisme dans l’art indien ». On y apprend avec enthousiasme qu’au fondement de l’hindouisme, l’une des plus anciennes religions au monde, dont l’Inde est la patrie et l’héritière à 80 %, le Kâma Sûtra constitue un ensemble de textes sacrés, rédigés en sanskrit au IVe siècle de notre ère par un brahmane connu sous le nom de Vâtsyâyana, et qu’il place la femme, à l’égal de l’homme, au centre de l’art d’aimer. Beau programme. Destiné aux hommes et aux femmes, ce manuel de savoir-vivre à vocation pédagogique fixe les âges de la vie et ouvre le champ au plaisir et à la poursuite du désir féminin, ultime étape avant la « moksha » ou libération suprême de l’âme.

Collection privée, Belgique
Casse-noix de bétel, Maharashtra, XVIIIe siècle, Cuivre, h. 12 cm, © Photo: Pinacothèque de Paris

Au-delà du fantasme et de l’érotisme - certains diront du « pornographique » - l’ouvrage résonne d’une puissante modernité et livre un projet de vie en société où la relation entre hommes et femmes est équilibrée. Au cœur de l’édifice est enraciné le principe de « plaisir partagé », qui notamment condamne les mariages forcés, autorise l’homosexualité... ces enjeux et sujets difficiles qui mettent à l’épreuve aujourd’hui la démocratie indienne. Cet héritage encombrant, vieux de 1 700 ans, qui orne les temples, agite l’Occident, est d’autant plus étrange et fascinant qu’il entre en collision avec l’Inde actuelle et le traitement réservé aux femmes.


Couple debout, Ecole de Jaipur, Rajasthan, XVIIIe siècle. © Photo: Pinacothèque de Paris

La déesse de l'amour piétinée, la négation du vagin...
Il faut relever le rideau de fer de l’échoppe indienne peint par Atul Dodiya, artiste indien de renommée internationale, pour découvrir derrière l’image lénifiante de la déesse Mahalakshmi, symbole de prospérité, l’ignoble vision des corps pendus de trois sœurs. Ces jeunes femmes sont les victimes des pratiques de la dot, toujours en vogue bien qu’officiellement interdites depuis 1961, et dont la croissance suit la progression du consumérisme dans une Inde en pleine libéralisation économique. Suicidées ou assassinées par leur belle-famille, elles sont les « dowry death » (mortes pour insuffisance de dot), nombreuses à succomber dans toutes les castes de la société. Le carcan des traditions pèse lourd sur la femme, envisagée dès sa naissance comme un fardeau économique considérable pour sa famille.

Mahalaxmi (2001) est une oeuvre d’Atul Dodiya, artiste de renommée internationale, né à Bombay en 1959. Figurant une devanture de magasin typique en Inde, le store métallique fermé à gauche représente Lakshmi, déesse de la fortune dans l’hindouisme. Il  s’ouvre à droite, sur l’histoire vraie de trois soeurs victimes des pratiques de la dot. 
Du « fantasme » aux réalités plus glaçantes... Qu’est devenue la déesse ?
Image source : http://manqueraitplusqueca.files.wordpress.com/2011/05/cimg0062.jpg

Malmenée, la femme indienne prend le visage de Jyoti Singh Pandey en 2012, jeune étudiante de 23 ans victime d’un viol collectif meurtrier, survenu dans un bus le 16 décembre à New Delhi. Depuis, la presse internationale, la société civile et les pouvoirs publics indiens, ont dénoncé plus vigoureusement la triste réalité des viols en Inde en constante augmentation. Le Bureau indien d’enregistrement des crimes recense une hausse de 900 % des cas de viol dans le pays depuis 40 ans, sans compter les viols non déclarés. Bien qu’une nouvelle loi en 2013, plus stricte contre les violences sexuelles, ait été votée, le phénomène n’est pas prêt de disparaître.
Banalisée, la violence à l’égard des femmes est au sein des foyers. Selon un sondage de l’ONU, 57 % des hommes âgés de 15 à 19 ans pensent que battre sa femme est acceptable. à cela s’ajoutent les déséquilibres du sex-ratio, et pour cause : dans certains états, il naît 816 filles pour 1 000 garçons. Il manquerait 43 millions de femmes en Inde d’après un rapport du Programme des Nations unies pour le développement de 2010. Substituts à la pratique de l’infanticide, les avortements sélectifs se sont multipliés ces dernières décennies, provoquant des coupes sombres. Bien qu’une loi de 1994 interdise au médecin de révéler le sexe du foetus, la pression sociale pèse sur l’antre maternel et organise le contrôle des naissances. L’obsession du « tri », au fondement même du système social des castes ultra hiérarchisées (historiquement associées à des rôles sociaux et à des spécialisations professionnelles), toujours profondément ancré dans l’Inde contemporaine, engendre inégalités et stigmatisations dont la femme, en tant qu’être soumis et dévalué par essence, est la première victime.

Manifestation du 16 janvier 2013 au nom de Jyoti.

La solidarité des femmes à l'épreuve, entre soumission et rébellion...
Pour dénoncer les mariages d’enfants, l’immolation des femmes sur le bûcher funéraire de leur mari, l’interdiction faite aux veuves de se remarier, et défendre le droit à l’éducation des filles, les femmes étaient déjà présentes dans la vie politique nationale dès la première moitié du XIXe siècle. Pour la très grande majorité, ces femmes étaient issues de la haute société. Rassemblées au sein du Parti du Congrès, fondé en 1895, à la tête du mouvement pour l’indépendance, quatre fois présidé par des femmes, et dont Gandhi et Nehru devinrent les figures emblématiques, elles militent pour leur indépendance et pour la construction d’une Inde nouvelle. Sous l’action du parti et des multiples associations féminines, fédérées au sein du Mouvement indien des femmes au cours des années 1920, ces femmes obtiennent le droit de vote, actif dès 1921 à Bombay et à Madras, sous conditions toutefois de propriété et d’éducation ; c’est dire la détermination de l’éducation dans l’avènement des femmes à la vie politique. Il faut attendre 1950 pour que ce long combat, mené sous l’influence et la domination de l’Empire britannique, aboutisse. Nouvellement indépendante, l’ancienne colonie promulgue la Constitution de la République indienne qui affirme l’égalité entre hommes et femmes et instaure le suffrage universel.
Au pays des paradoxes, un fossé notable et révélateur existe entre la réalité des femmes au pouvoir et celle de l’immense majorité des femmes pauvres, marginalisées et peuplant les zones rurales. D’Indira Ghandi, élue Premier ministre en 1966, à Pratibha Patil, première présidente de l’Inde de 2007 à 2012, le pays compte des femmes puissantes. Elles dirigent, aujourd’hui, de grands partis régionaux et s’appellent Mamata Banerjee, à la tête de l’État du Bengale-Occidental, Jayalalitha Jayaram qui dirige le Tamil Nadu au sud de l’Inde, ou bien encore Mayawati Kumari, ministre en chef de l’Uttar Pradesh. Femmes à poigne, elles viennent désormais de milieux divers, des castes brahmane, la plus privilégiée, à dalit, des Intouchables. L’Inde autorise ces ascensions singulières, obtenues à force d’ambitions, de combats, de corruption parfois, sans qu’il y ait de véritables règles. Leur représentation et leur action font progresser la condition des femmes mais peinent à renverser les archaïsmes du système patriarcal.
Le contraste est saisissant entre le parcours de ces femmes et le sort réservé aux 50 % de femmes mariées de force avant l’âge de 18 ans et dont l’unique horizon est d’être épouse et mère. Parmi les laissées-pour-compte de l’éducation, ces dernières font partie des 45 % de femmes analphabètes en Inde, tenues, muselées par les hommes et par leurs aînées, mères et belles-mères, qui elles-mêmes participent du cercle infernal. Inversement, il n’est pas rare que le diplôme de la jeune femme, issue des classes privilégiées, ait pour seul objectif de servir un beau mariage. Comme le souligne Sruti, association humanitaire qui vient en aide aux femmes en Inde, lors d’une intervention relayée sur Médiapart en décembre 2010, le diplôme n’est pas toujours gage d’autonomie. Familles et femmes sont parfois un obstacle à l’avènement d’une société de femmes plus libres et épanouies. Sur l’adoption, le 9 mars 2010, de la «Women’s Reservation Bill » (loi sur la fixation de quota des sièges parlementaires réservés aux femmes), Courrier International s’est penché sur la « biwi-beti brigade», brigade des épouses et des filles, instrumentalisées et consentantes. Elles sont nombreuses à prendre le relais de leur mari, père ou amant à la tête de circonscriptions, en attendant que la constitution qui ne permet pas l’exécution de deux mandats consécutifs, autorise leur homme à revenir. Elles prennent ainsi la place de femmes plus indépendantes d’esprit et maintiennent l’état d’aliénation. 
Pas toujours vraie, mise à l’épreuve du temps, la cohésion des femmes s’est exprimée avec force lors des vagues de manifestations qui succédèrent au viol de Jyoti. 

L’ignominie du viol de Jyoti a conduit des centaines de milliers de femmes et d’hommes, de tous âges et toutes classes confondus, dans les rues le 16 janvier 2013. Les bannières et messages portés en disent long sur les violences perpétrées contre les femmes en Inde. Exprimés en anglais, ces messages en appellent au soutien de la communauté internationale.
© Bellga/AFP photo/Ravendran

Le message brandi et scandé des femmes recoupait, de manière indissociée, l’accès à l’éducation « pour nos filles », la condamnation des bourreaux et l’appel à la liberté. Tout est lié. Des centaines de milliers de femmes et d’hommes solidaires sont descendus dans les rues pour manifester et répandre d’une seule voix le message exprimé par Kavita Krishnan, responsable de l’Association indienne des femmes progressistes : «Nous sommes ici pour dire que les femmes ont le droit d’être aventureuses. Nous serons imprudentes. Nous serons inconscientes. Nous ne ferons rien pour notre sécurité. N’osez pas nous dire comment nous habiller, à quelle heure du jour ou de la nuit sortir, comment marcher, ou de combien d’escortes nous avons besoin.» Ces mots puissants, partout relayés, sont devenus le manifeste d’un mouvement féministe régénéré, élargi à toutes les castes : inédit en Inde. Servant leur projet d’indépendance, la médiatisation de leur condition de vie constitue une arme puissante, qu’elles apprennent à exploiter. Nouvelles technologies et nouveaux modes de communication ouvrent l’accès à une éducation réinventée et multiforme.

Les combats de l'éducation pour l'autonomie des femmes...
Sous ces latitudes, les disparités sont immenses. Les contrastes régionaux – le Nord et l’Est de l’Inde, moins développés que le Sud et l’Ouest du pays –, les disparités entre zones rurales et urbaines, les inégalités entre identités sociales et religieuses, garçons et filles, conditionnent l’accès à l’éducation. Les efforts en matière d’alphabétisation progressent mais lentement. Le chantier de l’éducation concerne moins les grandes universités - qui dispensent à terme des diplômes d’ingénieur ou d’informaticien à une minorité de privilégiés, dont des femmes -, que les milliers d’écoles rurales dispersées à travers le pays, qui sont à rénover, équiper en eau potable, en électricité, à doter d’enseignants de qualité.
Le manque de latrines devient vite un obstacle à la scolarisation des filles ; l’insécurité sur les routes menant jusqu’à l’école aussi. Depuis le 1e ravril 2010, l’Inde a adopté une loi sur le droit à l’éducation garantissant à chaque enfant de 6 à 14 ans le droit à un enseignement
gratuit et obligatoire. Pour soutenir ce projet, rompre avec l’inégalité des sexes et l’équation pauvreté égale analphabétisme, la Banque Mondiale a débloqué 1 milliard de dollars. Les filles profitent de ce dispositif mais souvent quittent les bancs de l’école au-delà du primaire, rappelées par leur famille ou mariées avant l’heure. De 70 % de filles scolarisées en primaire, le chiffre tombe à 40 % après l’âge de 10 ans. à terme, près d’une femme adulte sur deux est illettrée. 
Et pourtant. Seule l’éducation peut offrir aux femmes une perspective d’avenir changé, élargi. Circonscrit et réaffirmé par l’Unesco, l’enjeu pour la femme est décisif : se libérer des carcans, gagner en estime de soi et en autonomie, savoir préserver son hygiène de vie et remédier aux maladies, accroître son niveau et son espérance de vie, transmettre à ses enfants les bons relais... L’éducation des femmes est un moteur de changement social, fondamental. Si l’enjeu pour le pays se définit par son positionnement futur au sein de l’économie mondiale, la femme a un rôle déterminant à jouer, encore sous-estimé. En Inde, l’éducation se pense autrement ; elle prend des formes différentes. L’alphabétisation n’est pas toujours au point de départ. Dans cet immense pays-continent qui, d’ici quinze ans, comptera 1,5 milliard d’habitants, l’espoir pour la femme de trouver sa place mobilise des initiatives locales, des partenariats publics-privés, l’implication d’associations et d’ONG nombreuses, tant indiennes qu’étrangères. On dénombre plus de 250 000 ONG associées à des programmes éducatifs. Inventif, le système informel relaie les insuffisances du dispositif public. 
Barefoot College (littéralement "le Collège aux pieds nus") offre un exemple de réussite de ce système D, plein d’ingéniosité. Basée à Tilonia, au Rajasthan, cette ONG indienne, fondée en 1972, par l’activiste social Sanjit «Bunker» Roy, forme des avocats, charpentiers, sages-femmes parmi les populations pauvres des régions rurales de l’Inde, hommes et femmes par milliers. L’ONG cible spécifiquement les femmes dalits, à 90 % sans éducation, dont beaucoup ne savent pas lire, qu’elle forme à l’ingénierie solaire et qui viennent contribuer à l’électrification des villages du Rajasthan. Cet apprentissage « sur le tas » ouvre sur l’horizon d’autres savoirs et participe au processus d’autonomisation des femmes. Par la maîtrise d’un savoir, qui leur donne un revenu, elles prennent confiance en elles et construisent un nouveau lien social au sein de leur famille et de leur communauté. Elles imposent un nouveau respect.  

Par elles, la lumière pour sortir de l’obscurantisme... Séance de lecture du journal Khabar Lahariya, auprès des femmes d’un village en Uttar Pradesh. D’illéttrées, ces femmes deviennent journalistes grâce à Nirantar. © Yashas Chandra

Là aussi, Khabar Lahariya (qui signifie « nouvelles vagues ») est un projet courageux porté par des femmes jusqu’alors marginalisées et soutenues par Nirantar, un centre dédié à l’éducation des femmes, né en 1993 à New Delhi. En 2002, elles lancent un journal mensuel, devenu depuis un hebdomadaire diffusé dans 4 dialectes et 600 villages de l’Uttar Pradesh et du Bihar. Les 6 000 exemplaires hebdomadaires atteignent un lectorat estimé à 80 000 personnes. Parti d’une poignée de reporters, le journal fédère aujourd’hui une quarantaine de femmes, employées à plein temps, acharnées, soutenues par le collectif, encadrées par Nirantar. Elles couvrent l’actualité quotidienne des communautés rurales, en dénoncent les injustices et la corruption, œuvrent pour la démocratisation dans l’accès à l’information. A leur tour, elles partent à la rencontre d’un lectorat pauvre et faiblement éduqué pour transmettre et dialoguer. Récompensée par le Prix d’alphabétisation Unesco du Roi Sejong, cette initiative a reçu également, pour deux ans, une bourse de l’UNDF (United Nations Democratic Fund) en 2012, qui propulse le journal (dont une version anglaise) sur internet, et ces femmes résolument modernes sur le devant de la scène mondiale.

Peu à peu, l’espoir naît d’une refonte des modes de représentation - sclérosés - des femmes en Inde qui continuent de rendre leur accès à l’éducation difficile. Le chemin est long pour renouer avec la philosophie de Vâtsyâyana. Au pays du Kâma Sûtra, l’éducation sexuelle n’a pas sa place, aujourd’hui interdite dans les écoles pour raisons d’éthique. Mais c’est oublier les valeurs qu’elle recoupe : le sentiment amoureux, la maternité, l’hygiène du corps, le respect mutuel. Le malaise en dit long sur la perte du sens et du souffle vital qui préside à l’union entre la femme et l’homme. Sous l’apparence du sulfureux, c’est une sage et belle leçon à rebours du temps que l’Inde va devoir retrouver.



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